Il y a quelques jours, sur France Inter, un commentateur américain affirmait qu’il n’y avait pour l’heure qu’un seul vainqueur de la guerre: Vladimir Poutine. Le voilà, disait-il en substance, rassuré à la fois sur son contrôle des frontières de l’ex-URSS et du pétrole d’Asie centrale. Chaque jour qui passe en confirme l’impression. Alors que l’intervention militaire américaine produit les effets inverses de ceux qu’elle affirmait rechercher et que Washington rencontre les plus grandes difficultés à organiser, sinon à imaginer, l’après-taliban, la politique russe se déploie tous azimuts en retrouvant la logique et la logistique de la diplomatie soviétique à ses grandes heures.
La crise ouverte par les attaques intégristes en Amérique accélère les processus engagés par le président russe sur trois fronts : la restauration d’un Etat russe dans ses prérogatives politiques, idéologiques, économiques et militaires ; la construction d’une Communauté des Etats indépendants (CEI) qui n’avait encore aucune véritable réalité ; la remise en selle de Moscou dans les relations internationales. L’intelligence de Vladimir Poutine a été de cerner très vite, lorsqu’il accéda au pouvoir, les grandes causes du mal russe depuis 1991. Il y était préparé, sans doute, par sa formation au KGB, bras policier de l’autoritarisme soviétique, mais aussi grande école de réalisme et de pragmatisme, ouverte par nécessité aux mouvements et aux contradictions du monde. Après l’implosion de l’URSS, la Russie souffrait – souffre encore – de quatre grandes frustrations : la perte d’une sécurité sociale, entraînée par l’émergence d’un capitalisme sauvage et par la substitution à l’Etat-parti de pouvoirs locaux ou particuliers (mafias, oligarchies et groupes d’intérêts) comme dans toutes les époques de troubles en Russie ; l’effondrement de tous les repères identitaires et la rupture de la continuité historique, dont le sentiment est plus fort et plus général aujourd’hui qu’il ne l’était en 1917 lors d’une rupture de même type ; la dislocation de l’espace impérial – qui était aussi celui de l’Union – dont les conséquences, alors que les frontières de la métropole russe se confondaient avec celle de l’empire contigu, sont à la fois socio-économiques, culturelles et psychologiques ; l’humiliation internationale consécutive à cette dislocation, à l’effondrement économique, au discrédit militaire et à la capitulation du pouvoir devant les diktats de l’Occident en général, et du FMI en particulier.
Ce sont ces frustrations que le président russe tente de combler. Non sans un certain succès. L’autorité de l’Etat paraît pratiquement rétablie, la situation politique stabilisée. Les oligarchies ont été mises au pas, sinon dissoutes, et les barons de l’économie conviés à s’occuper plutôt de leurs affaires que des coulisses du Kremlin. Les retards dans les versements des salaires et pensions, les uns et les autres sensiblement augmentés, ont cessé. La croissance a repris. Dans le même temps, la CEI se structure, coordonne ses politiques dans la production, l’énergie, les transports, le commerce intérieur et, pour une part, les échanges extérieurs, la politique étrangère et la défense. On vient d’annoncer à Moscou la mise en circulation d’une carte de crédit commune à l’ensemble de la CEI, dont la banque d’Etat russe sera l’émettrice, la reprise par la Russie de la production d’armements au Kazakhstan et des exportations qui s’y trouvent liées. Le retour à l’hymne soviétique, décidé par Vladimir Poutine, le savant mariage entre la tradition pré-révolutionnaire, notamment par l’orchestration du rôle de l’Eglise orthodoxe, et l’histoire soviétique, notamment à travers ses faits d’armes – la Seconde Guerre mondiale mais aussi l’assistance au Vietnam, par exemple -, l’inauguration en grandes pompes par le président d’une plaque à la mémoire de Youri Andropov, ancien patron du KGB, éphémère mais très populaire secrétaire général du PCUS (1982-1984), restituent une continuité historique indispensable à la pacification et à la consolidation d’un sentiment national otage, durant la dernière décennie, de forces nationalistes disparates allant de l’extrême droite à l’extrême gauche.
Enfin, le Kremlin a déployé tous ses efforts pour reprendre rang dans le concert international, comme puissance européenne et asiatique. On y a, jusque-là, peu prêté attention. La crise et la rapidité de la réaction de Vladimir Poutine provoquent un tournant – un ” séisme “, dit-on à Washington même – qui les éclaire d’avantage. Les objectifs du Kremlin apparaissent clairement. · la fois reprendre pied en Europe, réassurer son influence en Asie et retrouver, face à la Maison Blanche, une place d’interlocuteur non pas seulement privilégié mais incontournable. C’est dans ce contexte-là qu’il convient de décrypter la position de la Russie, même si la situation intérieure encore incertaine, la sphère sociale appauvrie et les sources de tensions demeurent. En s’intégrant dans la coalition antiterroriste, Vladimir Poutine bouleverse doublement la donne internationale telle qu’elle résultait à la fois de la guerre froide et de sa suite immédiate. D’une part il associe, pour la première fois depuis 1945, son pays – et la CEI – à une alliance avec l’Occident, d’autre part il dispute aux Etats Unis un leadership incontesté depuis 1991. C’est à partir de là que le président russe pousse ses feux. Il ne voulait pas de l’élargissement à l’Est de l’OTAN. Il tient à l’Union européenne un discours qui est la copie conforme de celui que lui tenait Mikhaïl Gorbatchev (la ” maison commune “) et, se saisissant de la crise, va plus loin encore : il revendique l’intégration de la Russie à l’OTAN, ce qui en bouleverserait totalement la nature.
Il le sait, mais il connaît aussi les raisons d’un possible élargissement : la crainte qu’inspire le monde russe aux ex-alliés de l’Est, notamment à la Pologne et à la République tchèque. Alors, c’est vers eux que se déploie la diplomatie russe. Avec une efficacité certaine. Le 15 octobre, à la suite d’une visite à Prague du premier ministre Kassianov, lequel a signé avec le gouvernement tchèque d’importants contrats, par exemple sur des participations de capitaux russes dans des entreprises tchèques, son homologue, Milos Zeman, déclarait au Prazske Slovo que la Russie d’aujourd’hui était un ” partenaire naturel “, un ” pays ami “, et qu’il était temps pour Prague de réévaluer son attitude envers Moscou ” souvent négative dans le passé ” (1). Le même jour, le président polonais Alexandre Kwasniewski effectuait une courte visite à Moscou. Lors de sa conférence de presse, celui-ci, se félicitant de l’identité de vue des deux pays dans la crise actuelle, lâchait tout sourire qu’il ne serait pas surpris de voir la Russie… intégrer l’OTAN ! (2). Venant d’un président polonais, ces propos constituent une révolution. Le président Poutine est attendu à Varsovie en janvier, sans doute vers le 17, jour anniversaire de la libération de la ville de l’occupation allemande. · suivre…
Mais c’est évidemment vers le théâtre des opérations militaires et des tractations politiques que se tournent les regards. Quelle partie le Kremlin y joue-t-il ? Des informations concordantes font état d’un soutien accru, notamment de livraisons d’armes, de chars et d’équipements, aux forces de l’Alliance du Nord. De sources officieuses, il semblerait que des officiers des troupes gouvernementales, jadis alliées des Soviétiques et réfugiés dans la CEI, auraient rejoint le camp de feu Massoud. On compte en Russie et en Asie centrale quelque cent cinquante mille réfugiés afghans, essentiellement des cadres civils et militaires du régime pro-soviétique des années quatre-vingt. Il est peu probable que Moscou arme ainsi l’opposition à Kaboul pour se désintéresser ensuite du pouvoir qui prendra la suite des taliban. D’ailleurs, la Russie fait savoir à qui veut l’entendre qu’elle ne croie pas à l’existence de ” taliban modérés ” – Poutine vient de le dire lui-même à Douchanbé. Les Russes affirment également de plus en plus leur différence au sein de la coalition : ils pressent Washington de mettre un terme à l’intervention militaire pour passer à la recherche d’une ” solution politique “. Ils se trouvent là sur la même longueur d’onde que la Chine, même s’il n’est pas certain que les deux pays partagent le même point de vue sur la géométrie de la future coalition afghane. En revanche, à la suite d’un certain nombre de contacts, et en vue de la visite en Russie que doit effectuer, au début de novembre, le premier ministre indien Atal Bihari Vajpayee, Moscou et New Delhi viennent d’affirmer ” se comprendre totalement ” et n’avoir aucune divergence sur la question du terrorisme ni sur celle de l’Afghanistan.
La montée en régime de la Russie de Vladimir Poutine, le poids croissant de la Chine, l’émergence de l’Inde, toutes trois intéressées à l’éradication de l’intégrisme islamiste, pour le meilleur et pour le pire – l’amalgame entre revendications nationales identifiées et le terrorisme qui les manipule, comme en Tchétchénie ou au Xinjiang -, sont les nouveaux paramètres irrévocables de la situation internationale. La rencontre Poutine – Jiang Zemin – Bush, le week-end dernier à Shanghai, a dorénavant sa place dans les livres d’histoire. Elle marque incontestablement à la fois la fin définitive de la guerre froide et de l’hégémonie américaine, sinon dans l’économie, du moins dans la diplomatie internationale. Mais est-elle encore plus que ça : un déplacement historique du centre de gravité du monde, de l’Europe vers l’Asie ? Un nouveau Yalta dont notre vieux continent semble tragiquement absent ? Vladimir Poutine a-t-il compris que la Russie pouvait s’imposer comme le seul trait d’union possible entre les deux centralités du monde : l’Orient et l’Occident ; celle d’hier et celle d’aujourd’hui ?
(*) Journaliste à l’Humanité
(1) Prazske Slovo du 15 octobre 2001.
(2) Actualités russes du 19 octobre 2001.