Pour Samir Amin

par Andrea Catone (Directeur de la revue Marx XXI)

Traduit par Lorenzo Battisti

Pékin, le 5 mai 2018, immense salle pleine de jeunes et de vieux, de Chinois et du monde entier. Samir Amin tient la plénière de la grande conférence consacrée à Marx à 200 ans de sa naissance, organisée par l’Université chinoise avec plus de 330 orateurs.

C’est la dernière fois que je l’ai rencontré : vivant et amical comme toujours, rien ne suggère qu’il nous quitterait dans quelques mois. Echangeons quelques mots sur la situation italienne et l’émergence de mouvements de masse réactionnaires et fascistes qu’il observe dans les sociétés européennes à la suite de la crise capitaliste. Depuis quelques années, il écrivait plusieurs articles et essais sur ce sujet, comme celui publié par Monthly Review en 2014, “The Return of Fascism in Contemporary Capitalism”.

A Pékin et en Chine, Samir était presque chez lui, participant plusieurs fois aux forums internationaux que le Centre Mondial d’Etudes sur le Socialisme de l’Académie Chinoise des Sciences Sociales (CASS) organise chaque année en automne, ou aux conférences marxistes que divers instituts chinois promeuvent avec une fréquence et une ampleur croissantes. Samir Amin, directeur du Forum du Tiers Monde basé au Sénégal, Dakar, s’est intéressé au développement extraordinaire du socialisme avec des caractéristiques chinoises et sur le rôle fondamental que la République populaire de Chine peut jouer et joue dans le monde dans l’émancipation de l’humanité avec un intérêt et une proximité croissants ces dernières années, sans oublier quelques remarques critiques et notes d’avertissement sur les relations de production et de propriété et la relation entre la ville et la campagne.

Samir Amin est bien connu par les camarades, les militants et les universitaires italiens depuis les années 1960 et 1970, quand, à partir de positions marxistes, léninistes et maoïstes, il a élaboré la stratégie de “décrochage” des pays économiquement dépendants du système de l’impérialisme mondial, proposant un “développement auto-centré”. Depuis ces premières contributions importantes, l’une des lignes directrices de base de sa recherche militante a émergé, et j’écris “recherche militante” pour les causes : Samir n’a jamais été une fin théorique en soi, mais un intellectuel marxiste militant, un organisateur politique, un promoteur d’initiatives, un partenaire activement engagé dans la lutte politique, sociale et culturelle. Il a toujours tenu ferme la barre de l’analyse marxiste, il a toujours essayé de lire et d’interpréter le monde – de le changer – avec les lentilles de Marx, d’un marxisme qui n’est pas dogmatique ou sectaire, mais toujours ferme, vif et vigilant dans ses hypothèses et dans son système théorique, même quand il a proposé des mises à jour d’analyses et de catégories, en particulier par rapport au système mondial de l’impérialisme et à la crise économique du système capitaliste mondial des “monopoles généralisés”.

Pour son histoire personnelle et sa formation, Samir était un intellectuel marxiste anti-impérialiste luttant pour l’émancipation des peuples soumis du joug colonial et semi-colonial, ou l’échange inégal imposé par l’impérialisme occidental, et, en même temps, un intellectuel marxiste qui était chez lui à Paris et dans les principaux centres de l’Occident. De ce point de vue, il a eu le rare privilège d’avoir une vision du monde du “Sud” et du “Nord”, avec une perspective complexe et globale, qui s’est traduite par des indications stratégiques. C’était un intellectuel militant qui gardait jusqu’au dernier jour la conscience de la nécessité, pour un marxiste, d’une stratégie à long terme ; c’était un militant qui n’avait pas l’intention de se perdre dans le labyrinthe des tactiques quotidiennes.

C’était un chercheur en économie et en théorie économique, mais il a toujours traité cette discipline comme Marx, pour qui rien d’humain n’était étranger : pas en termes strictement spécialisés. Ses nombreux écrits ont été à la fois économie, histoire, politique, politique, philosophie.

Il est présent, actif et vigilant sur la scène mondiale depuis plus de 60 ans, avec sa passion communiste durable, avec sa verve brillante et parfois polémique, et, en même temps, avec une volonté extraordinaire d’écoute et de confrontation, pour mieux comprendre ce monde en mutation rapide, avec ses défis, ses possibilités et ses grands risques.

Il écrivait beaucoup, directement dans les langues qu’il parlait, l’arabe, le français et l’anglais. Dans les prochains jours, nous pourrons rendre compte à nos lecteurs de son immense production. Il a collaboré avec de nombreux revues à travers le monde. La revue l’Ernesto puis MarxVentuno, ainsi que le site marx21.it ont hébergé de nombreux textes qu’il nous envoyait normalement en français, parfois en anglais, et proposait de traduire et de publier. En septembre dernier, Edizioni MarxVentuno a publié son livre (paru simultanément dans plusieurs autres langues dans le monde) consacré à une réflexion sur la révolution bolchévique et les perspectives d’avenir du mouvement ouvrier et l’émancipation des peuples soumis au joug impérial : 17 octobre : hier et demain. En hommage à Samir, nous le rendons disponible sur le site, en commençant par le premier chapitre.

Andrea Catone
Bari, le 13 août 2018